J’ai rencontré Jacky, il y a une quinzaine d’années.

Il était assis derrière une table,

entre deux colonnes de la grande verrière du séminaire de Bastogne.

Il présentait le premier tome des Moulins et des hommes.

Je n’ai pas besoin de vous dire comment il était.

Il vous suffit de le regarder pour le moment.

En public, si Jacky pouvait rentrer dans le décor, il n’hésiterait pas.

Je me suis approché, nous avons parlé.

Il préparait déjà le volume consacré à la vallée de l’Aisne.

Je suis né dans la vallée de l’Aisne, j’y ai passé mon enfance et mes vertes années.

À cent mètres de ma maison natale, se trouvait une ébénisterie,

l’ébénisterie Lepêche,

dont les machines étaient actionnées par une roue hydraulique.

Le canal d’adduction passait dans la cour de notre maison.

J’ai voulu faire le malin.

J’étais sûr que cette roue-là avait échappé à Jacky.

Mais, évidemment, il la connaissait mieux que moi.

Il avait même des photos de l’ancien établissement.

Là, j’ai compris que cet homme modeste et tranquille,

penché sur ses documents comme un saule sur son bief,

avait entrepris une œuvre unique en son genre.

Cette œuvre, je l’ai découverte avec curiosité et émotion au fil des années,

à mesure de la publication des volumes des Moulins et des hommes.

Ce que le travail de Jacky a fait ressurgir du passé est une véritable industrie.

J’emploie ce mot à dessein

parce qu’il comporte, dans son sens ancien,

une idée d’habileté, d’ingéniosité, de ténacité

qui nous fait dire en langage fleuri, par exemple,

que l’abeille est industrieuse,

mais aussi

parce que ce terme désigne, au sens courant,

une activité de production, de transformation de grande ampleur.

Nous avons peine à nous imaginer aujourd’hui

qu’il ait pu exister plus de deux cents moulins

sur le seul cours d’une simple rivière comme l’Ourthe.

Quelle industrie vraiment !

Et surtout quelle belle industrie !

Car tous ces moulins n’émettaient pas de fumée,

ils n’envoyaient pas dans le ciel de l’Ardenne ces gaz méphitiques

à effets de désert qui aujourd’hui nous empoisonnent,

ils n’infestaient pas les rivières de rejets contaminés.

Ces moulins-là ne dévalisaient pas la nature.

Ils lui empruntaient le flux limpide des cours d’eau,

dérivaient leur puissance inconsciente jusqu’à leur roue

et le rendaient, étourdi mais intact, à leurs berges,

quelques lieues plus loin.

Les machines étaient de grosses bêtes ronronnant de tous leurs ingénieux engrenages,

tranquilles et inoffensives comme des horloges.

Elles bourdonnaient de leur voix de basse continue,

elles communiquaient au plancher une palpitation d’être vivant,

si bien que, dans les moulins, on se sentait saisi tout entier au corps,

comme si notre propre machinerie,

notre souffle,

les battements de notre cœur,

la circulation du sang dans nos veines

se mettaient à l’unisson des rouages occupés à transformer le grain en farine

aussi simplement, aussi naturellement

que notre organisme transmute la nourriture en vie.

Mais, plus encore que d’avoir exhumé un savoir-faire exemplaire

dont nous ferions bien de nous inspirer,

ce que nous devons surtout à Jacky,

c’est d’avoir ressuscité le peuple des moulins.

Je veux dire le peuple des campagnes d’alors,

le peuple des hommes et des femmes aux doigts calleux,

le peuple des gens modestes, pauvres mais non point miséreux,

pauvres de la noble pauvreté qui ne s’encombre pas du superflu,

le peuple des forcément débrouillards,

qui « tiraient leur plan », comme on dit, tout seuls, de leur mieux,

pour épouser la jeune fille ou le jeune homme qu’ils « voyaient volontiers »

et élever ensemble des enfants

qui étaient leur seul trésor.

Ces gens-là, ces petits, ces obscurs, ces inconnus de l’histoire,

parmi lesquels je suis né, auxquels j’ai toujours tenté de rester fidèle,

Jacky leur a donné la parole.

Il n’a pas voulu parler à leur place.

Il les a respectueusement laissés s’exprimer,

avec leurs mots rocailleux,

leurs expressions taillées à la serpe,

les dérapages wallons

qui s’échappaient par mégarde de leurs lèvres.

Sans le savoir peut-être,

il a procédé à la manière de Svetlana Alexievitch1,

prix Nobel de littérature ,

dont les œuvres sont tout entières composées

des paroles du petit peuple russe.

À en croire les manuels d’histoire, le destin de l’humanité

est forgé par les rois, les puissants, les révolutionnaires,

les conquérants, les politiciens, les génies de la science et de l’art.

Pourtant, si on veut bien y réfléchir,

toutes ces illustres personnalités ne relèveraient-elles pas plutôt

d’une sorte de météorologie historique, si je puis dire,

dans le sens où elles font la pluie et ou le beau temps

qu’on est bien obligé d’accepter,

mais sans toucher réellement au fond de notre existence

fait de joies, de peines,

d’espoirs, de désillusions,

de sagesse, de folie

de minuscules événements à notre mesure de fourmis,

qui n’ont aucune place dans les livres d’histoire ?

L’essence même de l’humanité,

la pâte véritable des humains,

n’est-ce pas la vie commune des gens ordinaires ?

N’est-ce pas notre vie à nous, gens de peu d’importance,

dont il ne resterait pas la moindre trace officielle

s’il n’y avait des Jacky Adam ?

Grâce à Jacky, les petites gens qui nous ont précédés ne seront pas oubliés.

Dans les temps à venir, on ouvrira les huit tomes des Moulins et des hommes

et nos descendants pourront toucher du doigt

la vie réelle de nos campagnes.

Jacky a édifié un véritable monument à notre peuple.

Ainsi aura-t-il été lui-même un meunier de l’histoire.

De la multitude des témoins qu’il a interrogés, il a su tirer une pure farine de vie.

Si difficile à conjuguer que soit le verbe « moudre »,

on peut dire qu’il en a moulu de la besogne !

Peu d’ethnographes moulent comme lui, peu moudront,

car ils seraient moulus de fatigue.

Puisses-tu encore longtemps, cher Jacky, dans ton tee-shirt moulant,

moudre ce que les historiens, bien qu’ils crussent moudre, ne moulurent point :

la véritable mouture de l’humanité.


Armel Job

1 Svetlana Alexievitch, La fin de l’homme rouge, Actes-Sud, 2013 ; La supplication, Jean-Claude Lattès, 1998, etc. Что делаю я? Я собираю повседневность чувств, мыслей, слов. Собираю жизнь своего времени. Меня интересует история души. Быт души. То, что большая история обычно пропускает, к чему она высокомерна. Занимаюсь пропущенной историей.

Qu’est-ce que je fais ? Je recueille les sentiments, les pensées, les mots de tous les jours. Je recueille la vie de mon époque. Ce qui m’intéresse, c’est l’histoire de l’âme. La vie quotidienne de l’âme. Ce dont la grande histoire ne tient pas compte d’habitude, qu’elle traite avec dédain. Je m’occupe de l’histoire laissée de côté.